4.

— Ah ! J’ai l’impression que ça faisait une éternité que j’avais pas mangé ! dit Shushô en reposant son bol, la mine réjouie.

Gankyû ne put s’empêcher de sourire à la vue d’un tel contentement.

La base de l’alimentation du peuple kôshu était constituée de hyakka. Cette farine de diverses céréales sauvages, une fois grillée, était si complète qu’elle suffisait à nourrir son homme sans avoir besoin d’y rajouter quoi que ce soit, disaient-ils. Pour cette raison, ils en avaient fait leur mets de prédilection, même si ça n’avait pas un goût des plus délicats, il faut bien le reconnaître.

Mais Shushô ne s’en est jamais plainte !

— À mon avis, Shushô, tu es sûrement la seule fille de bonne famille à pouvoir avaler du hyakka sans faire la grimace, dit Gankyû.

— Ah bon, tu crois ? C’est vrai que ce n’est pas très bon, mais enfin…

— Chez toi, tu devais quand même manger des trucs un peu mieux que ça, non ?

— Oui, bien sûr, répondit-elle en haussant les épaules. La table était toujours couverte de quantité de plats différents. Tous les jours, un vrai festin… Mais quand j’ai entendu dire qu’un de mes amis d’école n’avait rien mangé depuis plusieurs jours, je n’ai même plus senti le goût de ce que je mettais dans ma bouche.

Elle laissa échapper un soupir.

— Et ce que je ne mangeais pas, on le donnait aux animaux. Je n’avais pas le droit de le distribuer à ceux qui étaient à la rue. Résultat, si je ne finissais pas mes plats, on me grondait en disant que je gaspillais la nourriture. Du coup, je mangeais quand même ce que j’avais devant moi mais c’était pas bon. Pas parce que les choses étaient mauvaises, mais parce que, moralement, ça voulait pas passer.

— Ah bon ? J’ai un peu de mal à imaginer, mais si tu le dis…

— Oui, évidemment. Tant qu’on n’a pas été obligé de manger en sachant que d’autres souffrent de la faim, c’est peut-être difficile à comprendre. Tu es à table, tu as devant toi plein de bonnes choses à manger, tu as faim, et tu peux rien avaler. Ça t’est jamais arrivé ?

— Non, jamais, dit-il en souriant.

— C’est dur de souffrir de la faim, c’est sûr. Mais, crois-moi, c’est dur aussi de ne pas pouvoir manger alors qu’on a sous les yeux des bols remplis qui ne demandent qu’à être vidés. Même si je n’ai jamais eu peur de mourir de faim, parfois, j’aurais peut-être préféré.

Gankyû voulut ouvrir la bouche, mais Shushô l’en dissuada d’un froncement de sourcils.

— Ne dis rien, sinon je vais encore me mettre en colère. Je sais très bien ce que tu penses : que je suis une demoiselle qui parle de la faim sans savoir ce que c’est. Je me trompe ?

Il n’insista pas.

— Moi, j’aurais bien aimé partager mon repas avec les gens affamés que je voyais dans la rue. Mais on me disait que c’était leur faire la charité ; qu’agir par pitié risquait de me faire passer pour quelqu’un de condescendant ; et qu’au bout du compte, on finirait par me reprocher de vivre dans le luxe. En clair, une demoiselle qui vit dans le confort n’a pas le droit de venir en aide aux plus pauvres. Et en plus, comme je suis une fille de riche, je ne peux même pas être prise au sérieux si je dis que leurs malheurs me font souffrir.

— Oui, effectivement, admit Gankyû avec amertume.

— À la maison, j’aurais préféré que nos repas soient moins copieux. Même si ça n’aurait rien changé de toute façon : l’argent économisé serait resté dans la poche de mon père, et les pauvres n’en auraient pas profité.

Elle soupira.

— Je vivais dans une aisance insolente. Les habits que je portais, les plats que je mangeais, tout était luxueux. Ma maison était grande, richement meublée, elle était bien protégée, avec des grilles à chaque fenêtre. Et nous avions aussi beaucoup de gardes à notre service. Mais à l’extérieur, tous les jours, des gens mouraient, attaqués par des yôma. Et moi, je n’avais pas le droit d’avoir pitié d’eux. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Leur dire : « Il ne faut pas rester dehors sans garde du corps, c’est de l’inconscience, voyons ! » ?

Les deux hommes émirent un petit rire en sourdine. L’un se tenait près de son haku, l’autre près du feu. Shushô soupira de nouveau.

— Du coup, j’ai voulu devenir fonctionnaire. Je pensais que ça me permettrait d’aider les autres. Et puis aussi, faut bien l’avouer, ça soulageait un peu ma conscience. Je me sentais moins coupable. Mais un jour, un yôma a attaqué mon école, et on a dû la fermer. Et c’est là que j’ai compris que j’avais été trop optimiste. Même si je parvenais à devenir employée de l’État, tant que le royaume serait privé de roi, ça ne servirait à rien. Sans roi, les fonctionnaires sont incapables d’œuvrer pour le bien commun.

— Et c’est pour ça que tu veux devenir reine, conclut Gankyû.

— Non. Plus maintenant. Mais je veux qu’un roi soit désigné, ça oui. Une fille de mon âge ne sera jamais choisie, je sais. C’est impossible. « La reine de douze ans », ça ferait bien dans les livres d’histoire, mais ce serait surtout une histoire pour les enfants. Enfin, passons. Donc je me disais qu’il suffirait que quelqu’un monte sur le trône pour que les yôma disparaissent et que les gens ne souffrent plus de la famine. Et j’ai commencé à demander aux adultes autour de moi s’ils avaient l’intention de faire l’Ascension. Mais à chaque fois, les réponses qu’on me faisait étaient du genre : « Tu as encore des illusions, toi… c’est la jeunesse… Quelle chance tu as ! » Vous voyez ce que je veux dire…

Elle fit une pause et pencha la tête sur le côté, comme si quelque chose la tracassait.

— Mais si tous ces gens vivent dans la peur du yôma et souffrent de la faim, s’ils se plaignent de leur vie et envient les riches, pourquoi ne se décident-ils pas tous ensemble à faire l’Ascension ? C’est vrai, quoi… À mon avis, seuls ceux qui ont fait l’Ascension ont le droit de pleurer sur leur malheur. Les autres, ceux qui se lamentent sans rien faire – et j’en faisais partie –, eh bien, ceux-là…

Gankyû observait avec attention la fillette. Son récit avait pris des allures de confession.

— Les gens n’arrêtent pas de dire « Ah, mais pourquoi plus personne ne veut devenir roi ? » ou « Pourquoi un nouveau roi n’a toujours pas été désigné ? » Et ce sont les mêmes qui disent ensuite « De toute façon, je ne serai jamais choisi » ou « Je ne pourrai jamais arriver jusqu’au mont Hô ». Et du coup, rien ne change ! C’est pour ça que moi, j’ai décidé d’y aller, au mont Hô. Si après, je dois rentrer chez moi, au moins je pourrai dire à tous ceux qui n’ont pas encore fait l’Ascension : « Allez-y au lieu de vous plaindre ! » Je leur dirai : « Oui, je suis riche et je mène une vie confortable, mais j’ai fait ce que je devais faire. » Et je n’aurai plus à me sentir obligée de devenir fonctionnaire. Je pourrai faire ce que j’ai vraiment envie de faire.

— C’est-à-dire ? demanda le garçon qui était assis près du feu.

— Marchande de montures ! déclara-t-elle en éclatant de rire. C’est vrai, j’ai toujours aimé les montures. En fait, shushi, je pense que ça m’irait très bien. Et toi, Gankyû, surtout ne viens pas encore me dire que je ne peux pas comprendre vos sentiments. Parce que j’en ai marre. Compris ?

Il hocha la tête en souriant.

— Imaginez, si j’étais shushi : je n’habiterais plus au royaume de Kyô ; je pourrais m’occuper de montures autant que je veux ; et si, un jour, je rencontre une vieille connaissance qui se plaint que sa vie est dure parce qu’ils n’ont toujours pas de roi, je lui dirai tranquillement : « Ah bon ? Et tu n’as toujours pas fait l’Ascension ? »

Un petit rire contenu se fit entendre près du feu.

— Franchement, qu’il y ait un roi ou pas, après tout, ça m’est égal. Tout le monde répète que les choses iraient mieux s’il y en avait un. Mais pour dire la vérité, je ne me rends pas très bien compte. C’est vrai, quoi. Moi, je suis née et j’ai grandi dans un royaume qui n’en avait pas, alors…

— Oui, effectivement…

— Ça n’a pas empêché mon père de faire du commerce ; et j’ai quand même pu aller à l’école. L’administration fonctionne, les boutiques sont ouvertes… Ce qui prouve bien que, malgré tout, on peut vivre en l’absence d’un roi. Parfois, je me demande même si on en a besoin…

— Je ne suis pas d’accord avec vous, intervint la voix calme, près du feu.

— Pourquoi ? La situation est si terrible que ça quand il n’y a pas de roi ?

— Elle empire de jour en jour. Ça ne s’améliore jamais.

— Ah oui, évidemment… C’est un problème.

Les bras croisés, elle sembla réfléchir un instant.

— C’est un problème parce que même si je ne vis plus au royaume de Kyô, je ne pourrai pas m’empêcher de me sentir coupable si les choses s’aggravent.

Adossé au haku, Gankyû regardait Shushô d’un œil morne. Il avait de plus en plus de difficultés à suivre son discours. Était-ce un effet de l’eau qu’elle lui avait donné à boire ? Sa blessure ne le faisait plus souffrir, et il se sentait plongé dans une douce torpeur. Le corps de l’animal lui réchauffait agréablement le bas du dos. Il glissait lentement vers un demi-sommeil.

Shushô ferait un bon shushi. Mais ça n’arrivera pas…

Elle est partie vers le sud. Elle s’est aventurée dans la mer sans eau, la mer Jaune… « Son dos est pareil au mont Tai. Ses ailes, semblables aux nuées qui recouvrent le ciel. »

« D’un battement d’ailes, il provoque une tornade, et prend son envol. Il change la course des nuages. Portant le ciel bleu sur son dos, il se dirige vers la mer du sud. » Les ailes qui volent vers le sud. Les ailes du destin…

« Son nom est Hô. »

Quand on veut dire que quelqu’un s’est lancé dans une entreprise difficile, on dit parfois qu’il a déployé ses ailes pour voler vers le sud. C’est pour ça que lorsqu’on fait l’Ascension en compagnie du futur roi, on dit qu’on est monté sur les ailes de l’oiseau Hô.

C’est pas mal, comme image…

Gankyû ferma les yeux. Un sourire flottait sur son visage.

Je la vois quand même mieux en reine qu’en shushi…

Les ailes du destin
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